Communication effectuée le 8 avril 2024 à l’université de Picardie Jules Verne, dans le cadre du séminaire « Politiques de l’Imaginaire: le romantisme et ses héritages, XIXe-XXIe s. »
- Introduction
- Le réalisme dans les personnages
- Le réalisme dans les intrigues
- Le réalisme dans le monde
- Conclusion
Introduction
L’anecdote de rigueur
Lors de la soirée de lancement de Citadins de demain à la librairie ICI, mon éditeur David Meulemans évoquait le cycle de la Tour de Garde en évoquant le réalisme de son approche. Dans la salle, un auteur de littérature blanche que je publiais aux éditions Asphalte, Emmanuel Villin, et qui m’avait fait l’amitié de venir, a posé une question à la fin. « Vous parliez tout à l’heure de fantasy réaliste, a-t-il dit à mon éditeur. Mais pour moi qui ne connais pas cette littérature, ces deux termes me semblent opposés, contradictoires. Comment une fantasy peut-elle être réaliste ? » Ce fut pour moi le début d’une réflexion, sur la fantasy, sur le réalisme, sur ce qu’on entend par l’un ou par l’autre. Une réflexion d’autrice, de mon point de vue d’écrivaine et non d’universitaire, de professionnelle de l’édition également.
Je remercie énormément Aurélie Thiria-Meulemans de m’avoir invitée à partager cette réflexion avec vous. Je me dois tout de même de vous mettre en garde : mon point de vue est principalement celui d’une autrice, à la marge celui d’une éditrice, d’une professionnelle du livre. Mais en aucun cas celui d’une universitaire. Je vous préviens donc que vous risquez d’entendre beaucoup d’âneries dans la demi-heure qui va suivre, et je vous présente d’avance mes plus plates excuses. Pour reprendre un trope de fantasy, voyez-moi comme la représentante d’une peuplade venue de l’autre bout du monde, qui tente d’expliquer la culture de sa tribu avec les quelques mots de votre langue qu’elle a pu apprendre en chemin. C’est une bonne entrée en matière, après tout : l’exotisme en fantasy est souvent, assez paradoxalement, une petite ouverture vers le réalisme. Cette peuplade venue de l’autre bout du monde, de quel autre bout de notre monde est-elle tirée ?
Je disais donc que mon point de vue était principalement celui d’une autrice. Une autrice de fantasy, donc ? J’avoue que je ne me définis pas naturellement ainsi.
Après la parution de mon premier roman Un long voyage, j’ai souvent dû répondre à cette question : « Pourquoi la fantasy ? Pourquoi avoir choisi d’écrire de la fantasy ? » Et c’est vrai que ça n’allait pas de soi : ma carrière d’éditrice est relativement éloignée de l’imaginaire, elle se fait plus près des territoires de la littérature sociale ou noire. Cela faisait quelques années que je ne fréquentais plus guère les salons ou les forums d’amateurs d’imaginaire. En somme, rien ne me « prédestinait » à opter pour ce genre, pour recourir à un autre trop de fantasy.
Mais la réponse, c’est que je n’ai opté pour rien du tout. Dans le cas d’Un long voyage, ce qui m’est venu en premier, ce n’est pas le décor de l’Archipel ou celui de l’Empire, ce n’est pas la scène de fin ou l’ouverture, ce ne sont même pas les personnages : c’est un artefact narratif, qui se concrétise à peu près au milieu du roman, et dont je ne dévoilerai rien, sinon que pour sa réalisation, il impliquait que l’intrigue ne se déroule pas dans notre monde. Autour de cet artefact, j’ai construit les personnages ainsi que le monde, et chemin faisant, certains éléments de ce monde ont pris une importance capitale pour soutenir cet artefact.
Quoi qu’il en soit, je n’étais pas dans une approche de worldbuilding considérée comme plus classique en fantasy : le modèle tolkienien de construction d’un monde entier, avec ses peuples, ses histoires, ses légendes, et dans lequel on place une intrigue. Pourquoi ? Pourquoi cet artefact narratif m’imposait-il ce choix ? Parce qu’il n’était pas réaliste. Il impliquait de me situer dans un référentiel où les lois de l’espace, du temps, ne sont pas les mêmes. Un réel non mimétique, en d’autres termes : non réaliste.
J’ai bien conscience qu’à ce point de mon intervention, je suis supposée offrir au moins une tentative de définition de ce que j’entends par réalisme. Je vais m’en tirer par une pirouette en disant ce que pour moi, il n’est pas. Ou plutôt en mettant en avant l’écueil principal, à mon sens, de toute réflexion d’auteur ou d’autrice sur le réalisme d’un roman, d’un rebondissement, d’un trait de caractère, quelque élément d’un texte qui soit.
Le réalisme n’est pas la cohérence.
En discutant avec des confrères et consœurs, ou sur des forums d’écritures, je constate que parfois les deux termes sont utilisés de façon indiscriminée. Pour moi, cela renvoie à des concepts radicalement différents, ce qu’on peut résumer en une phrase : la cohérence est propre à un univers là où le réalisme, pour moi, est une notion plus généralement applicable.
Un personnage qui peut faire pousser les arbres en un clin d’œil, ce n’est pas réaliste, je pense que tout le monde est d’accord. En revanche, dans un univers où chacun développe des pouvoirs à l’adolescence, pouvoirs qu’il hérite d’une des quatre divinités qui ont créé l’univers, chacune liée à un élément, c’est cohérent.
Une intrigue où le sort du pays repose entre les mains d’un enfant pas très dégourdi, ce n’est pas réaliste. En revanche, si une prophétie l’a annoncé il y a trois mille ans, lors de l’ère des aigles chanteurs, et que cette prophétie a été retrouvée gravée dans le marbre d’un temple antique envahi par la mousse, alors ça change tout : c’est cohérent.
Un monde dans lequel existent de gigantesques cités constituées d’immenses immeubles en béton, de rues bitumées, de poteaux électriques, mais qui est peuplé d’individus dont le niveau technologique ne dépasse pas celui du moyen-âge, ce n’est pas réaliste. Mais si une grande épidémie a décimé le continent et que les survivants ont trouvé le salut dans la régression, c’est cohérent.
Je peux sembler plaisanter à ce sujet mais la cohérence est en réalité un outil puissant, qui permet à l’auteur de transporter ses lecteurs et lectrices dans un autre monde en faisant en sorte qu’il suspende volontairement son incrédulité. C’est un outil délicat à manœuvrer aussi, car le moindre déséquilibre, la moindre exagération peut les en sortir. En d’autres termes c’est une notion passionnante sur laquelle il y aurait beaucoup à dire, MAIS je ne le ferai pas, car ici c’est le réalisme qui nous intéresse, et la façon dont on peut l’utiliser en littérature de l’imaginaire, quand bien même cela peut paraître paradoxal.
Je ne sais pas si vous avez remarqué, mais en parlant de cohérence, j’ai donné trois exemples : un qui concerne le personnage, un qui concerne l’intrigue, un qui concerne le monde. Cela rejoint la façon dont j’évoquais Un long voyage plus haut : une intrigue portée par des personnages dans un monde sur mesure. Pour être sincère, en général ces trois éléments ne sont pas conçus aussi séparément que cela, et creuser l’un peut amener à approfondir l’autre et à ajuster le troisième. Mais cela me semble une bonne façon d’analyser un roman d’imaginaire, de la même manière qu’un prisme est une bonne façon d’analyser la lumière blanche, en la décomposant.
Le réalisme dans les personnages
Commençons par les personnages, et posons-nous d’abord la question qui aurait dû arriver plus tôt, réflexion faite : pourquoi cette volonté d’introduire du réalisme dans les littératures de l’imaginaire, en fait ? Pourquoi vouloir des personnages réalistes, après tout ? Beaucoup de lecteurs et lectrices lisent pour s’échapper, pour rêver, pour s’identifier avec un personnage qui ne leur ressemble pas, alors pourquoi vouloir leur injecter du réel ?
Il y a plusieurs réponses possibles à cette question. Je vous donne les miennes.
Descendre de ses grands chevaux
La fantasy est un genre très lié à l’épique, au grandiose, et met classiquement en scène chevaliers, nobles dames, rois et reines, magiciens surpuissants et guerrières redoutables. Cette présence de personnages extraordinaires est liée à la filiation avec le merveilleux, les contes, mais elle peut être un peu étouffante, narrativement et politiquement. En d’autres termes, on aimerait bien parfois qu’un simple fils de forgeron soit réellement un simple fils de forgeron, et ne se révèle pas être un bâtard royal qui va mettre trois volumes de cinq-cents pages à faire valoir ses droits sur le trône. Parce qu’un fils de forgeron a lui aussi droit à vivre une vie digne d’être racontée, tout simplement. Un fils de forgeron, ou une prêtresse du dieu Machin-Truc, ou un aubergiste, ou une marchande de pommes.
Je cite des exemples de métiers, car pour moi, le travail en fantasy est un cas typique : soit il est valorisant, et c’est alors une fonction (dirigeant, guerrier), soit il est trivial, et alors on le montre le moins possible. Mettre en scène des bureaucrates m’amusait, dans Un long voyage, je voulais montrer des personnages accaparés par des tâches peu passionnantes. Avoir un travail ennuyeux n’est peut-être pas très héroïque ni épique, mais c’est réaliste, heureusement ou malheureusement. Nous sommes plus souvent confrontés au bore-out ou au burn-out qu’à l’arrivée d’une horde barbare dans nos rues qui nous massacre, et ce n’est pas plus mal.
Pour élargir à d’autres pans de la création de personnages, je trouve de toute façon que les attentes d’un éventuel lecteur ou lectrice type sur le genre de la fantasy sont intéressantes, justement car elles peuvent être utilisées pour être déjouées. Toujours dans Un long voyage, c’est ce que j’ai tâché de faire dans les premiers chapitres du roman, où l’on suit le narrateur, Liesse, fils de pêcheur devenu orphelin, que les fonctionnaires impériaux susmentionnés prennent sous leur aile et entreprennent d’éduquer. Un lecteur habitué se dira aussitôt : voici le jeune héros à qui va échoir une grande destinée, c’est obligé. Sauf que non. Liesse connaître une destinée de simple secrétaire, d’époux, de père, d’ami. Une destinée, ni grande ni petite, comme chacun de nous.
S’identifier et s’émouvoir
La question de l’identification avec les personnages est compliquée pour les auteurs, je trouve, dans la mesure où c’est une question de réception et non de création, mais qui doit néanmoins être prise en compte dans la création. J’écrivais déjà quand j’étais une adolescente naïve et pleine d’espoir, puis j’ai arrêté pendant très longtemps. Quand j’ai recommencé à écrire de la fantasy, j’étais devenue une femme d’âge mûr et cynique. Ce qui fait que j’ai du mal à mettre en scène des adolescents naïfs et pleins d’espoirs, du moins pas sans faire un certain pas de côté, pas sans les aborder avec une certaine distance, qui peut être tendre ou ironique, mais dans tous les cas je ne me projette pas personnellement dans la fiction comme j’ai pu le faire adolescente, où comme des auteurs et autrices de fanfictions peuvent le faire parfois, avec une grande sincérité. Mes personnages ne sont pas moi-même ; ils peuvent avoir besoin d’une part de moi-même pour être plus réussis, et je la leur cède volontiers, mais ça reste avant tout un acte de création, un peu comme la lettre gravée sur le front du golem.
Et en l’occurrence, je pense qu’un personnage réussi, c’est un personnage qui a besoin de douter, d’évoluer. Qui a besoin de partager ses doutes, ses peurs. Et je pense donc qu’un personnage, pour susciter des émotions, voire de l’identification chez le lecteur, doit être confronté au moins en partie aux mêmes tourments et routines que lui. Pour moi, placer ces personnages dans des contextes socio-économiques comparables aux nôtres en fait partie, c’est ce que j’ai traité dans le point précédent, mais ça ne s’arrête pas là : il y a aussi l’environnement familial, l’environnement amical et amoureux, la façon de penser et d’interagir avec autrui, l’approche de la vie, tout simplement, et la vision du monde.
Pour ne pas parler que d’Un long voyage, je vais évoquer la narratrice de Capitale du Nord, Amalia Van Esqwill, une jeune aristocrate, très instruite, très bien née, mais qui a du mal à se lier, à interagir en société, pour des raisons qu’on peut croire liées à son statut social ou à une froideur de tempérament, et qui sont en réalité, on le devine au fil de la trilogie, liée à une forme de neurodivergence. Amalia n’est pas un personnage facile à apprécier au premier abord, mais c’est à son sujet que j’ai eu les discussions les plus émouvantes avec des lecteurs et lectrices qui, eux, se sont reconnus en elle.
Casser le moule
Il ne s’agit pas seulement de diversifier l’origine sociale des personnages, il s’agit aussi d’en faire plus que des marionnettes de papier obéissant à des règles. En d’autres termes : des personnages qui ne sont pas seulement limités à leur fonction narrative. Je suis toujours un peu décontenancée quand je lis des romans peuplés par des personnages monodimensionnels, conçus pour se plier à tel ou tel schéma narratif à la mode :
– le voyage du héros qu’on ne présente plus, avec sa quête obligatoire, son protagoniste, son antagoniste, son mentor, etc.
– des tropes de romance, c’est plus souvent des intrigues mais aussi des personnages : le bad boy, le milliardaire, l’ex d’un côté, la girl boss, l’ingénue, la princesse de l’autre.
– le nekketsu japonais, avec ces personnages obsessionnels qui sont limités par une idée fixe, celle d’être le meilleur footballeur, cuisinier, joueur de go, et je vais m’entraîner dur pour y arriver.
Tous ces personnages ont une force : ils sont efficaces, on peut décliner leurs aventures à l’infini, certains lecteurs et lectrices les réclament et les apprécient. Mais pour ma part, ils ne m’intéressent pas, car je n’arrive pas à croire en ces personnages, je n’arrive pas à leur insuffler du réalisme, je n’arrive pas à imaginer des personnes réelles qui agiraient comme elles le font. Tout simplement parce qu’une personne réelle n’est pas soumise à un schéma narratif (ou alors ce serait un scoop cosmique).
Je trouve donc plus intéressant d’offrir des personnages qui ne rentrent pas dans des moules, ou plutôt, puisque les moules ont leur intérêt, qui n’y rentrent pas bien, ou dont le moule s’est cassé à un coin. J’ai une grande affection pour les personnages qui échouent – pas pour revenir en étant plus fort après, mais qui échouent, parce que parfois, cela arrive, et on peut y laisser son âme, voire sa vie. Malvine dans Un long voyage est un personnage qui échoue. Amalia Van Esqwill dans « Capitale du Nord » connaît un grand échec, dans Mort aux geais, dont elle tirera une immense culpabilité. Le personnage d’Amalia est une tentative d’aller plus loin dans ce procédé de casser le moule : d’apparence, elle correspond au stéréotype de la jeune intello, de la princesse, mais son tempérament l’en éloigne. Dans une intrigue plus classique, ce serait son ami Yonas qui serait le héros : un jeune homme qui s’extrait de sa condition sociale par le travail et l’éducation. Mais c’est Amalia que j’ai choisi de mettre en avant, justement pour éviter un schéma trop facilement identifié.
Voilà pour le tour d’horizon des personnages, même s’il y aurait beaucoup à dire sur la possibilité que nous offrent les clichés et stéréotypes pour créer d’autres modèles, mais je vais élargir à présent à une autre des trois facettes, où les schémas tout faits sont bien souvent très présents eux aussi : les intrigues.
Le réalisme dans les intrigues
Pour aborder cette partie, je vais vous demander de faire appel à votre imagination l’espace d’un instant. Qu’est-ce qu’une intrigue réaliste, au juste ? Est-ce que c’est synonyme d’une intrigue plate, sans rebondissements, à l’image souvent de nos vies ?
Bousculer un peu Grut
Grut le barbare se lève, va prendre son quart de garde sur les remparts du palais. À l’horizon, il n’y a rien, pas un seul Farghien en vue. Les hommes discutent entre eux de leur solde. Ils prennent leur collation à la taverne du coin, retournent à leur service, débauchent. Grut le barbare va chercher ses enfants à l’école, qui lui racontent leur journée tandis qu’il leur prépare le gruau du soir car Grut est papa solo, il les couche, leur raconte une histoire, puis quand ils dorment, il passe sa soirée à entretenir ses armes et son armure au coin du feu.
Le problème de Grut, c’est que sa vie est passablement respectable mais ennuyeuse, ce n’est pas une intrigue au sens étymologique du terme car rien n’est embrouillé et donc rien n’est à débrouiller. Ajoutons une intrigue amoureuse – Grut rencontre sa nouvelle voisine, qui vient de rentrer dans sa ville natale après des années comme grande prêtresse du culte de Carcosa et une douloureuse rupture amoureuse. Ou une intrigue liée à sa fonction de garde : des espions farghiens sont infiltrés en ville et Grut va devoir les démasquer et les arrêter. Voilà des ingrédients pour un roman tout à fait classique, et à bien y réfléchir, ce sont des intrigues réalistes : l’amour peut frapper à n’importe quelle porte et il est assez attendu qu’un homme du guet mène ce genre d’enquête.
Mais ce sont là des romans appartenant à d’autres genres, respectivement la romance et le policier. Il y a dans le genre de l’imaginaire une nécessité de l’extraordinaire qui fait qu’on a besoin de grossir le trait pour ajouter de l’enjeu, et pour grossir le trait, il faut s’éloigner du réalisme pour recourir au surnaturel, à la magie. Une histoire d’amour avec la voisine – mais en réalité ce n’est pas une ancienne prêtresse, c’est une liche qui absorbe la force vitale de ses amants, et elle est bien décidée à décimer la garde de la ville un homme après l’autre avant de ramener à la vie le cimetière entier et créer une communauté anarcho-autonome de morts-vivants. Des espions farghiens d’accord – mais en réalité dès le lendemain c’est toute une armée qui débarque avec une unité entière de draconniers et une quinzaine d’oliphants qui rendent complètement inutiles les remparts que Grut a arpenté depuis des années. Là, on parle. Là, on va donner à Grut du fil à retordre, le bousculer.
Construire un pont
C’est très amusant d’imaginer ce genre de scénarios, et cela permet d’aboutir à un scénario classique mais efficace. Je pense qu’il est plus gratifiant, en tant qu’auteur, de se demander comment on peut prendre une situation romanesque réaliste et lui donner un poids, des enjeux, du grandiose. C’est ce que je vais appeler « construire un pont », en référence à l’exemple très spécifique sur lequel je vais m’appuyer.
En 2010 paraît le roman de Maylis de Kerangal intitulé Naissance d’un pont, un roman tout ce qu’il y a de plus littérature générale, où elle décrit la construction d’un pont autoroutier en Californie, en mettant en scène des personnages venus des quatre coins du monde, maîtres d’œuvre, bétonneurs, grutiers, les montrant à la tâche, le tout entrecoupant de descriptions très atmosphériques et assez belles d’ailleurs de cet ouvrage en construction. On peut difficilement imaginer un sujet plus réaliste. On lui a reproché à l’époque d’ailleurs de manquer un peu d’émotion par rapport à Réparer les vivants, son précédent roman, qui parlait de greffes, mais au contraire j’ai trouvé que l’émotion était là, même si elle était différente. Tout cela semble sans lien avec l’imaginaire, mais un jour un libraire spécialisé dans le genre m’a conseillé Un pont sur la brume de Kij Johnson paru au Bélial, un court roman racontant, vous l’aurez deviné, la construction d’un pont, à travers les yeux d’un ingénieur que l’on a fait venir de loin. C’est un roman très atmosphérique, qui joue sur le côté aventure humaine, et il n’y a pas d’autre rebondissement : le pont se construit, point. Il n’y a je pense aucune chance pour que Kij Johnson ait lu Maylis de Kerangal ; cette intrigue de construction d’un pont, de génie civil, lui est simplement apparue comme une situation romanesque digne d’un traitement. Le seul élément imaginaire, dans le roman de Kij Johnson, est le fait que ce pont soit construit au-dessus d’un fleuve de brume et non d’eau, peuplé par des créatures mystérieuses et probablement dangereuses, mais là encore cela reste au niveau de l’atmosphérique, du descriptif, car cela n’aura aucune incidence sur le déroulement du roman.
Dès lors, faut-il, pour avoir droit à des intrigues réalistes, que l’imaginaire se calque sur la littérature générale, construise un pont vers elle ? C’est une voie qui me semble explorée par certains auteurs anglo-saxons, parfois avec beaucoup de succès. Les romans de Becky Chambers, en dépit de la présence de personnages robots et d’un décor de SF, sont généralement des romans sans enjeu dramatique fort, où il s’agit simplement de découverte de soi, et ces romans sont appréciés pour leur côté cocon, cosy (on parle même de cosy fantasy). En réponse à un schéma narratif traditionnel, encore ce sacré voyage du héros, qui présente un éternel antagonisme comme unique moteur possible de l’intrigue, et en adéquation avec ce que Ursula Le Guin appelait la fiction-panier.
Porter son panier du bon côté
Il y a des possibilités politiques là-dedans, auquel je suis sensible : le rejet du récit type mettant en scène le sauvetage de l’humanité par un individu d’exception. Une des réponses c’est donc ces récits qui mettent en scène des questionnements plus intimes, plus doux, qui parlent de sens de la vie, de quête de soi-même et non de quête d’un trésor. Cependant une question demeure : à force de se rapprocher de la littérature générale par ce type de thématiques, qu’est-ce qui conserve aux genres de l’imaginaire leurs spécificités ? Si c’est seulement affaire de décor, un vaisseau spatial, un royaume oublié, ou d’archétype de personnage, comme un robot ou une magicienne, est-ce que cela suffit vraiment ? Si l’on peut remplacer le vaisseau spatial par la ville de New York, le robot par un chien et la magicienne par une jeune cadre dynamique en perte de repère, on obtient n’importe quel roman de développement personnel feel good du type Mange prie aime.
On peut aussi choisir l’alternative politique. Renoncer à l’intrigue dont le moteur est l’individu exceptionnel luttant contre son antagoniste, ça peut être la possibilité d’embrasser l’intrigue dont le moteur est le collectif ordinaire luttant contre son antagoniste, qui lui aussi peut-être un collectif, ou un système. C’est le choix que nous avons tâché de suivre dans le cycle de la Tour de Garde, avec Guillaume Chamanadjian, quitte à commencer par une fausse piste en faisant mine d’adopter le schéma type du récit initiatique comme il est tant utilisé en fantasy. Car comme pour les personnages, je continue à trouver essentiel de m’appuyer sur des schémas éprouvés ne serait-ce que pour les brouiller. J’aime infiniment les récits qui prennent leur temps et qui endorment la vigilance du lecteur, lui laissant croire à un récit purement atmosphérique, sans enjeu, pour, au moment où il s’y attend le moins, lui offrir un retournement de situation complet – ça réveille.
Le réalisme dans le monde
Je finis par le gros morceau, car souvent, dans l’esprit du grand public, c’est cela qui fait la différence entre les littératures de genre et le reste : le worldbuilding ou création du monde imaginaire dans lequel les personnages évolueront et l’intrigue se développera. (Parenthèse : en tant que professionnelle du livre, j’ai plutôt tendance à penser que ce qui définit réellement les littératures de l’imaginaire, ce sont les intrigues.) C’est là qu’on arrive au paradoxe de l’introduction du réalisme : comment un monde imaginaire, où existent souvent la magie ou des machines que notre technologie actuelle ne rend pas possibles, peut-il être réaliste ? Cohérent, oui, on l’a vue plus haut, c’est autre chose, mais réaliste ? On conseille même tout l’inverse aux apprentis auteurs : en fantasy, il faut chercher la vraisemblance et non le réalisme.
Porter le deuil du Mordor
Donc oui, c’est terrible mais le Mordor n’est pas réel, Arrakis non plus, et on peut en lister de nombreux autres. Du moins, tout dépend à quelle distance on se place, de la réalité à laquelle on se réfère quand on parle de réalisme : la nôtre ? Auquel cas le Mordor devient réel, comme interprétation romanesque et enchantée, ou désenchantée plutôt, des régions industrielles de l’Angleterre. Derrière les dunes d’Arrakis, on reconnaît celles de l’Oregon, sur lesquelles Frank Herbert avait écrit un reportage avant de s’atteler à ce qui allait devenir son chef-d’œuvre. J’ai pris ces deux exemples parce qu’ils sont très connus et assez transparents – dans la majeure partie des cas, il est moins facile de trouver la clef du tiroir. Qu’est-ce que Narnia ? D’où sort la grande A’Tuin qui porte le monde sur son dos dans le Disque-Monde ? Quel est le modèle de la cité d’Ambre dans le cycle des princes d’Ambre ?
Parfois, cette correspondance avec le réel est voulue, entretenue : le monde de Conan est le nôtre, sauf que les histoires se passent à l’âge hyborien, période fictive de l’histoire de la Terre. Il en va ainsi de tous les récits d’urban fantasy, qui lorgnent plus vers le fantastique dans la mesure où le surnaturel arrive dans notre monde. Ainsi Poudlard est dans notre monde, même si l’école est invisible et inaccessible aux moldus. Le monde du Sorceleur est inspiré de la mythologie slave et surtout de l’histoire de la Pologne. Et nous-mêmes, avec Guillaume Chamanadjian, avons des modèles assumés pour nos deux capitales, celle du Nord inspirée de l’Amsterdam du siècle d’or et celle du Sud de la Sienne de la Renaissance.
Donc finalement ces mondes imaginaires, ces mondes imaginés sont des miroirs déformés du réel, à plus ou moins forte dose selon les auteurs. Pourquoi faisons-nous cela ? Pour la plupart, parce que nos personnages ou nos intrigues l’exigent, comme je l’ai raconté au début de cette intervention pour Un long voyage. Pour beaucoup d’autres, par désir d’escapisme, d’exotisme : d’offrir au lecteur une porte de sortie vers un ailleurs qui, même s’il s’appuie sur la réalité, est plus attrayant parce tout y est possible. Et pour certains, cela permet paradoxalement de prendre le réel à bras le corps en accentuant les enjeux, notamment en science-fiction prospective, en dystopie.
Faire un pas de côté, puis deux
Ces visions ne s’opposent pas forcément. Un simple pas de côté suffit parfois à apporter une distance suffisante pour parler plus confortablement du réel – ou plus directement. À la manière des fabulistes du XVIIe siècle. Cela permet d’injecter du politique dans son écriture, l’idée n’était pas bien sûr de transformer son roman en pamphlet mais de lui donner une dimension supplémentaire à la dimension purement narrative, à la dimension de pur divertissement. Dans le cas de la Tour de Garde, notre idée était de montrer deux modèles de cultures européennes confrontées à un système arrivé en bout de course. Ce qui se concrétise sur deux plans : le plan surnaturel, avec la réémergence de la magie dans ces deux villes, et le plan géopolitique va-t-on dire, avec l’imminence d’une guerre civile aussi bien dans la capitale du nord que dans celle du sud. D’un côté, une ville qui entretient son récit national et l’autre qui fonde ses espoirs sur un solutionnisme économique, dans les deux cas en rencontrant l’échec. Évidemment, toute ressemblance avec notre réalité…
On se demande même si la magie était bien indispensable à cette histoire. Je pense que dans le cas de la Tour de Garde, elle l’est : c’est un pas de côté supplémentaire. Certes j’aurais pu raconter l’histoire de la Capitale du Nord sans recourir à ce pan magique – la folie humaine déchaînée par le Héraut est déjà présente à Dehaven, ville dont la prospérité est fondée sur l’exploitation, de terres, de colonies, de colonisés. Recourir à la magie permet juste de donner une forme à cette mentalité, de l’incarner, d’en faire une sorte « d’esprit malin » de cette culture. Et d’user des très puissants outils du fantastique, qui permettent d’instiller un malaise qui dépasse la simple exposition des turpitudes humaines.
Vu ainsi, les éléments non réalistes d’un monde imaginaire pourraient (entre mille autres choses) servir à en accentuer le réalisme, à la manière de l’espace négatif dans l’art visuel, ou le vide autour du sujet devient en lui-même un autre sujet. Pour autant, la magie est-elle un attendu obligatoire de la fantasy ? Ne peut-on pas s’en passer ?
Sortir de sa sphère d’influence
Autant le concept d’une fantasy réaliste paraissait contradictoire à l’auteur dont je parlais en introduction, autant celui d’une fantasy sans magie semble encore plus farfelu aux lecteurs du genre, comme si sa définition même imposait la présence du surnaturel ou du merveilleux. Sans elfe, ni mage, ni dragon : quel intérêt ? Ne lit-on pas de la fantasy justement pour en rencontrer ? Eh bien justement, je questionne. Le problème ne viendrait-il pas d’une conception très anglo-saxonne du genre, qu’on retrouve jusqu’au terme qu’on utilise pour le désigner, la fantasy (s-y à la fin donc le mot anglais) ? Les œuvres de références seraient donc, elles aussi, anglosaxonnes : impossible de parler de fantasy sans évoquer Morris, Tolkien, Lewis côté anglais, des univers très médiévalisants où la magie est très présente, voire a créé le monde, avec une forte présence de créatures mythiques voire de « races » non-humaines mais humanoïdes telles qu’elfes, nains, etc. Côté états-unien des noms comme Howard, Lovecraft, Ashton Smith, avec des univers imprégnés de violence, de dieux horrifiques, de tribus primitives. Mon idée est que ces deux types de littérature ont façonné ce qu’on a forgé aujourd’hui sous l’étiquette de « fantasy », mais que d’autres mondes imaginaires sont possibles, en dehors de la sphère culturelle anglo-saxonne alourdie de ses propres « esprits malins ». C’est là aussi un choix politique de se tourner vers eux, de se décentrer. Il me semble important, en tant qu’autrice et éditrice, mais aussi en tant que lectrice, de nourrir nos imaginaires de ces autres œuvres, de ces autres influences, de ces autres mondes qui sont pour moi une source d’inspiration plus riches du fait qu’ils ont été moins déclinés, moins exploités.
Dans le réalisme merveilleux sud-américain, aussi appelé réalisme magique d’ailleurs, les éléments mimétiques et non mimétiques sont intriqués sans que cela paraisse étrange ou déplacé aux personnages, comme dans un roman de fantasy, mais dans notre monde, comme dans un roman fantastique ; par ailleurs il y a dans cette littérature un attachement au folklore national, au costumbrisme, qui me semble très bien cerner, en espace négatif, la réalité des pays d’Amérique latine au moment du Boom.
De même en Europe nous avons de nombreux auteurs qui ont su cerner leur réalité par l’usage du merveilleux, du conte, du fantastique, on peut citer des références faciles comme Kafka, Buzzati, Calvino, Grass, peu de noms français hélas, on n’aime pas trop ce qui est fantaisiste par chez nous. Pour ma part je pense avoir plus été influencée, dans l’écriture d’Un long voyage, par l’Orsenna de Julien Gracq, les jardins statuaires de Jacques Abeille, le périple du Ptah Hotep de Charles Duits, la Fédération d’Yves et Ada Rémy… Autant d’auteurs français qu’on ne considère pas vraiment comme des auteurs « du genre », mais dont les mondes imaginaires m’ont paru plus palpables et plus riches que bien des romans publiés dans des collections consacrées explicitement à la fantasy.
Conclusion
Pour conclure cette trop longue intervention, je récapitulerais rapidement ces quelques idées.
Le réalisme n’est pas l’antithèse de la fantasy, il en est une composante, à quelque niveau qu’il se situe ; celui des personnages, celui de l’intrigue ou même celui du monde, qui loin d’être un simple décor et toujours un reflet plus ou moins déformé de la réalité de son auteur.
Ce n’est pas le worldbuilding qui fait la fantasy ; en librairie, en édition, la fantasy est plus un type bien arrêté d’intrigue et de personnages. Le niveau de réalisme est plus ou moins élevé selon la perspective dans laquelle se place l’auteur vis-à-vis de son lecteur : s’agit-il de le dépayser, de le distraire, de l’impliquer émotionnellement, intellectuellement ?
Le monde imaginaire n’est pas l’apanage de la fantasy, c’est un outil narratif puissant qui permet de dessiner autrement le réel, en espace négatif. En poussant le curseur au maximum, on pourrait même affirmer que tout roman même réaliste se déroule dans un monde imaginaire, qui ne se distingue du monde réel qu’à peu de choses près, qui sont justement celles qui disent le plus de la vision du monde qu’à l’auteur.
Merci d’avoir écouté mes divagations, et je serai ravie de poursuivre la discussion.
Claire Duvivier